Certaines langues s’apprennent. D’autres s’héritent. Et il existe des langues qui se transforment au contact d’un pays, de son histoire et de ses émotions. Le français, au Liban, fait partie de cette dernière catégorie. Ce n’est ni une langue totalement maternelle, ni une langue totalement étrangère. C’est une langue vécue, une langue qui navigue dans un environnement trilingue où l’arabe, l’anglais et le français se croisent à chaque instant.
On parle souvent du français de France et du français du Liban. Pour certains, il ne s’agit que d’une différence d’accent. Pour d’autres, c’est un débat culturel. En réalité, il s’agit surtout de deux expériences humaines distinctes qui façonnent deux manières de vivre la langue. Le travail de Jennifer Samrani dans Interférences linguistiques à l’oral dans l’apprentissage du FLE: enjeux et remédiations offre un éclairage précieux sur ces dynamiques. À travers une analyse fine des productions orales d’apprenants libanais expatriés, ce travail révèle comment les interférences linguistiques ne sont pas de simples écarts, mais les traces d’un plurilinguisme riche et créatif. Il met en lumière une idée essentielle: l’apprentissage du français comme langue étrangère ne se réduit pas à l’acquisition de compétences linguistiques, mais s’inscrit dans une expérience humaine complexe, affective et métacognitive.
Dans cet article, inspiré par cette recherche, nous explorerons les racines de ces deux francophonies. Nous examinerons les mécanismes des interférences, les spécificités du français libanais et les implications pédagogiques pour l’enseignement du FLE. Une anecdote personnelle tirée de la publication de mon livre Le Talon d’Achille chez Dar An-Nahar viendra illustrer ces réflexions. Le français libanais n’est pas une variante dégradée, mais une expression vivante d’une identité plurielle, où l’amalgame des langues, ce que l’on appelle le franco-arabe, devient une force plutôt qu’un obstacle.
Le travail de Samrani s’inscrit dans un cadre théorique solide, ancré dans les travaux de linguistes comme William Mackey (1976), qui définit l’interférence comme « l’utilisation d’éléments appartenant à une langue tandis que l’on en parle ou que l’on en écrit une autre ». Loin de considérer ces phénomènes comme des fautes à corriger, l’auteure les conçoit comme des manifestations inévitables du plurilinguisme. Chez les apprenants libanais de niveau A2 résidant au Canada, observés dans un contexte migratoire, ces interférences se révèlent particulièrement à l’oral, un espace de spontanéité où l’autocorrection est limitée et où le bain linguistique (arabe dialectal, anglais dominant, français en apprentissage) favorise les transferts.
L’étude repose sur une méthodologie mixte: observations de classe virtuelles, enregistrements de séances témoins et analyse des erreurs selon une grille couvrant les niveaux lexical, syntaxique, morphologique, verbal et phonologique. Les résultats montrent une prédominance des transferts phonétiques, suivis des calques syntaxiques. Par exemple, des expressions comme « je descends en bas», pléonastiques et calquées sur l’arabe nazzil taḥt, ou des emprunts comme kahwé pour « café », illustrent comment le répertoire antérieur de l’apprenant est mobilisé pour combler les lacunes en français.
Une phrase résume tout: l’apprentissage du français comme langue étrangère ne se réduit pas à l’acquisition de compétences linguistiques, mais s’inscrit dans une expérience humaine complexe, affective et métacognitive. Les interférences ne perturbent pas seulement la forme. Elles portent l’empreinte des émotions liées à l’identité libanaise: nostalgie de la rue beyroutine, chaleur des salutations arabes, pragmatisme anglais du monde professionnel. Samrani insiste sur le fait que ces traces plurilingues, loin d’être négatives, révèlent un interlangue dynamique, ce stade intermédiaire théorisé par Larry Selinker (1972), où l’apprenant négocie entre ses langues pour une communication efficace.
Dans une partie dédiée au « paysage linguistique des Libanais francophones », l’auteure explore les libanismes et le franbanais: des phénomènes où le français s’enrichit d’emprunts (par exemple mastique pour chewing-gum), de calques (comme « boire une cigarette » pour fumer) et de transferts phonétiques (comme bantalon pour pantalon). Ces analyses théoriques sont complétées par des propositions de remédiations adaptées. La recherche ne se contente pas de diagnostiquer. Elle transforme les contraintes en ressources et souligne les enjeux sociolinguistiques: le franbanais est-il une richesse pour la francophonie ou une pauvreté normative?
Cette perspective universitaire cadre parfaitement l’objet de notre réflexion. Elle nous invite à dépasser la dichotomie France-Liban pour embrasser une francophonie plurielle, où les interférences deviennent des ponts culturels plutôt que des barrières.
Lorsque j’ai publié Le Talon d’Achille chez Dar An-Nahar, une maison d’édition libanaise respectée pour sa défense de la littérature francophone locale, le processus a été marqué par une relecture experte. L’estimé Dr Joseph Khalil, professeur à l’Université Sainte-Esprit de Kaslik (USEK), a examiné le manuscrit avec une rigueur académique exemplaire. Ses annotations, précises et encourageantes, validaient non seulement la grammaire, mais aussi le ton.
Pourtant, une étape supplémentaire s’est imposée. Mon éditrice m’a convoqué pour discuter d’ajustements destinés à un public plus large, incluant des lecteurs français. Quelques formulations, jugées idiomatiques dans le contexte libanais, ont été affinées afin d’aligner le texte sur l’usage standard de France. Ce moment, loin d’être conflictuel, a été révélateur. Il a illustré la discrète mais réelle divergence entre deux francophonies.
Le français que j’écrivais était un français façonné par l’environnement libanais: un mélange où l’arabe infusait l’intonation, l’anglais les néologismes techniques et le français les structures narratives. Dr Khalil y voyait une richesse. Les ajustements éditoriaux visaient simplement à garantir une lisibilité globale. Cette expérience personnelle fait écho aux observations de Samrani, qui décrit comment les apprenants libanais au Canada reproduisent ces mêmes interférences à l’oral, comme le calque syntaxique « demander une question » (inspiré de l’arabe s’al sou’al) ou le transfert phonétique perceptible dans bravo prononcé avec une coloration arabe.
Ces « stigmates du FLE », comme elle les nomme, ne sont pas des faiblesses. Ce sont des signatures d’une identité communicative forgée dans le plurilinguisme. Comme le souligne Samrani, cet aspect métacognitif est essentiel en FLE, car il permet aux apprenants de transformer leurs interférences en leviers d’apprentissage et de prendre conscience de leur interlangue.
La France possède une tradition normative forte, soutenue par l’Académie française et par les structures éducatives centralisées. Le français y est codifié, précis et économique. Une phrase doit être concise, sans redondance inutile. Au Liban, plus plurilingue, l’usage réel prime sur la norme. Le français s’adapte aux besoins immédiats, incorporant des éléments d’autres langues pour plus d’expressivité.
Samrani oppose l’approche communicative, centrée sur l’interaction, à l’approche traditionnelle, plus normative. Elle plaide pour la première dans un contexte plurilingue. D’autre part, en France, le français occupe un espace dominant et monolingue dans la sphère quotidienne. Au Liban, il doit coexister avec deux autres langues puissantes: l’arabe, langue maternelle et affective, et l’anglais, langue professionnelle et médiatique. Ce contact constant génère des interférences, comme observé par Samrani: dans un bain linguistique trilingue, l’oral en FLE active instinctivement le répertoire global, ce qui explique les code-switchings fluides.
Le travail de Samrani insiste sur une vérité simple et profonde. On n’apprend jamais une langue de manière purement technique. On l’apprend avec son histoire, ses émotions, ses peurs et ses souvenirs. C’est pour cette raison que deux phrases grammaticalement correctes peuvent être perçues différemment selon le pays où elles sont entendues. La langue n’est pas seulement un code. C’est un paysage intérieur.
La francophonie n’est pas un espace uniforme. Le francophone libanais parle un français empreint de nostalgie, d’école, de famille et de culture levantine. Le francophone français parle un français façonné par son propre vécu. Aucun n’a tort. Aucun n’a raison. Ils sont simplement les enfants de deux mondes linguistiques différents.




